2012-03-31

Extrait Les anges déçus


Extrait du volume III de Hôdo, la légende, « Les anges déçus » publiée chez Édilivre, dans la collection Coup de coeur (ISBN 9782812189586)

Chapitre 5. Ballade au clair de lune.

Si tu veux, je peux te porter, proposa Nana à Sean dès qu'ils furent à quelque distance de la cité de Tcherenkovgrad.
Sean ne put s'empêcher de sourire en lui répondant qu'il serait curieux de voir cela.
— Oh, je peux te prendre comme tu veux : à califourchon, sur le dos ou sur les épaules, en secouriste, dans les bras...
Sean éclata de rire.
— Oh ! reprit-elle, je suppose que tu ris parce que l’idée de te porter est choquante.
— Tu as raison, surtout si tu me prends dans tes bras.
— Je ne comprends pas. Parlons-nous de la même chose ? Je voulais dire que la manière de te porter ne devrait avoir aucune connotation d'étrangeté ou de déplaisir pour toi puisque nous nous connaissons depuis si longtemps.
— Et si intimement !
— Oui, j'ai appris que vous conserviez souvent des zones d'ombre dans votre mémoire. Je présume que vous devez nous trouver particulièrement indiscrets, voire impudiques.
Avant de partir, elle s'était changée de tenue. Elle portait maintenant une de ces combinaisons amples d'environnement contaminé, enserrant hermétiquement les poignets et chevilles sur une paire de gants et de bottines. Quant à la tête, elle était protégée par un casque intégral, ce qui était fréquent pour les gynoïdes qui craignaient les ardeurs empoussiérées du désert de Hôdo. Mais, pour Nana, il s'agissait en plus de cacher sa peau craquelée comme une poupée en caoutchouc desséché avec le temps.
La peau n'avait pas qu'une fonction esthétique pour habiller d'humanitude ces êtres de synthèses, elle était évidemment tapissée de capteurs, mais en plus, elle protégeait aussi les rotules et les vérins, et soutenait maints câbles et conduits. Nana qui ne voulait pas changer de peau était donc contrainte de se revêtir complètement pour éviter que le vent chargé de sable ne s'infiltre à travers les déchirures. Sean s'était amusé de la proposition de Nana, pourtant, il fallait bien reconnaître que, plus on se dirigeait vers le soleil levant, plus la route était pénible. Un soutien au moins moral était malgré tout bienvenu.
Plus on s'avançait vers l'est, plus Hôdo ressemblait à un curieux désert raviné par les eaux et balayé par des vents semblables aux alizées de Terra, car les colonies se trouvaient effectivement sous les tropiques. Oasis1 se trouvait à côté d'un champ de champignons-cerveau, preuve de l'existence d'eau souterraine. Le terrain y était relativement plat comme une plage le long d'un océan dont les vagues écumeuses étaient remplacées par la houle des étranges plantes mi-champignons mi-mousses qui s'enhardissaient dans le continent loin des courants d'eau superficiels. C'était là qu'atterrissaient les vaisseaux de Terra, mais la charte impose le respect de toute forme d'intelligence. Or, tout le monde ignore encore aujourd'hui si cette espèce végétale est intelligente ou non. Si elle l'est, alors, elle doit être autarcique. En tout cas, personne n'a trouvé aucun moyen de communication. Dans le doute, les Hôdons préférèrent déplacer leur aire d'atterrissage.
C'est ainsi qu'est née Oasis2, la cité de Tcherenkovgrad. Le liquide vital était bien là, sous terre, mais trop profondément pour les champignons-cerveau. Mais, le terrain ne se prêtait pas aux atterrissages des lourds milanautes. Condor, l'un des amis de mon père, avait payé du prix de sa vie le dernier accident. Depuis, seuls les tychodrômes pouvaient atterrir sur Hôdo, les milanautes, eux se posaient sur la lune Diana. Malgré ce choix, les Hôdons partirent à la recherche d'un lieu plus plan et ferme pour offrir une meilleure piste. Oasis3, la cité de Porte de Lumière, trouva refuge dans une crevasse d'une large dalle granitique à peine bombée.
Pour éviter de s'égarer, les colons avaient créé de larges allées sur les quelque quinze kilomètres qui reliaient les trois oasis et Jérusalem. Les colons avaient bordé ces « avenues piétonnes » de tout ce qui pouvait pousser sur ce sol tourmenté, crevassé ou en « tôle ondulée », recouvert de roches et de dunes éparses. Les pionniers avaient emporté avec eux des échantillons de toute la flore survivante ou disparue de Terra. Les artisans-jardiniers profitaient de l'irrégularité du terrain pour varier de l'arbre solitaire comme le baobab, aux bosquets des odorants eucalyptus, des arbustes formant des tronçons de haies indisciplinées, voire des bouquets de plantes persistantes courant entre les rocailles. C'est ainsi que sur la route qui sortait d'Oasis2, Sean reconnaissait les fleurs violet pastel des jacarandas africains. Alors que de l'autre côté, sur le chemin allant vers Oasis1, les jacarandas mexicains donnaient le ton à la cité Tcherenkovgrad tout entourée de fleurs rouges : les hibiscus écarlates, les flamboyants au cinquième pétale blanc et moucheté, et cet autre arbre au feuillage touffu avec de grosses fleurs pourpres dont le nom lui échappait, mais que Sean se refusait de demander à Nana.
Au fur et à mesure que le voyageur s'éloignait de la deuxième oasis, le décor devenait de plus en plus austère. Entre les deux premiers abris kilométriques, l'arbre de jade marquait la transition entre les palmiers et les cactées.
Chaque route était bordée de bornes de transfert d'énergie et d'informations. Elles se trouvaient toujours sur le côté droit en s'éloignant de Jérusalem ou de Rio et à tous les kilomètres, ce fil d'Ariane passait par un refuge. Ces relais n'étaient pas que techniques, ils permettaient au voyageur de s'abriter des pluies torrentielles ou des vents chauds et secs chargés de sable qui étaient violents et fréquents sur Hôdo. Comme les plots de transferts étaient lumineux, il était facile de les suivre même dans l'obscurité. Malheureusement, il devenait impossible de les voir en pleine tempête. C'est pourquoi les colons eurent l'idée de créer des allées délimitant le chemin dans sa largeur. Pour arroser les plantes, des canalisations profondes d'un mètre serpentaient sans discontinuité de chaque côté de l'allée. Une bordure permettait de distinguer l'intérieur et l'extérieur de la voie. De plus, chaque hectomètre était marqué par une petite construction indiquant de quel côté trouver le plus proche abri. Les Hôdons se laissent rarement prendre à l'improviste.
Sean humait une odeur d'humidité dans l'air. Le ciel, avec soudaineté, perdit de sa luminosité. L'homme savait qu'il fallait faire une halte dans le prochain refuge. Il ne craignait guère la pluie, mais s'inquiétait pour sa compagne. L'obscurité s'abattit sur le couple qui accéléra le pas, chacun surveillant du coin de l'oeil si l'autre suivait bien le rythme. Ils arrivèrent aux abords de la tente martienne au moment où un éclair déchira l'obscurité. Les premières gouttes tombèrent dans un assourdissant tonnerre.
Il ne restait plus que quelques pas pour atteindre la tente, un petit modèle pouvant abriter une demie-douzaine de personne. À l'intérieur, d'amples ponchos permettaient de passer les nuits fraîches ou, au moins, se tenir au chaud en quittant les vêtements trempés. Ils n'étaient restés sous la pluie que quelques secondes, mais déjà leurs vêtements dégoulinaient.
— Tu devrais quitter tes vêtements, ronchonna Sean, tu vas mouiller le tapis de sol.
— Ce n'est pas la peine, ma tenue n'est pas mouillante. Touche, tu verras par toi-même que je suis presque sèche.
— Presque, n'est pas totalement. Il y a un sas, justement pour y laisser ses habits lorsqu'ils sont trempés.
— Alors, je resterai ici en attendant.
— C'est quoi, cette nouvelle manie ? Serais-tu devenue pudibonde ? Aurais-tu oublié que tu fus ma première aventure ?
— Je ne l'ai pas oublié, elle reste unique pour moi.
Sean se tut un instant avant de reprendre :
— Vous savez, il ne vous manque qu'une chose, à vous, gynoïdes, pour paraître parfaitement humaine : l'éclat dans les yeux, ce petit rien, dû à je ne sais trop quoi, qui fait qu'un oeil brille plus ou moins de vie, d'intelligence.
— Je pourrais hypocritement reproduire ce phénomène. Oublierais-tu que je suis capable de dilater mes pupilles et de rendre mon regard plus humide, de changer la fréquence de mes battements de paupières et l'amplitude de mon balayage visuel ? As-tu vraiment besoin de telles manifestations pour imaginer que ce regard soit le reflet de mon âme ?
Sean ne répondit pas. Et ils se retrouvaient seuls, dans un face à face silencieux. Pourtant, chacun avait la réputation d'être bavard. Sean grelotta.
— Tu devrais, toi, quitter tes vêtements, tu as froid, remarqua Nana. De plus, toi qui me dis tout le temps que je devrais changer de peau, tu devrais changer de poncho : il n'est plus imperméable et ne retient plus la chaleur.
Sean maugréa, Nana ne prit pas la peine d'analyser la phrase. L'homme quitta ses vieux vêtements hôdons : le poncho et le kilt. L'humidité très élevée de la planète obligeait les habitants à ne porter que des tenues très aérées.
Même les déserts n'étaient pas secs comme ceux de Terra. Ici, aucune fleur ne surgissait après l'inondation de cette désolation. La vie aérienne, dominée par le champignon, commençait seulement à faire surface sur ce monde géologiquement encore très jeune. La végétation ne protégeait pas encore de l'érosion les terres loin des côtes. Mais l'alternance incessante de sécheresse et de pluie diluvienne accumulait dans les plaines une latérite prête à retenir l'humidité et à accueillir la vie.
— Tu vois, dit Sean nu, le temps a aussi usé ma peau.
— Pas autant que la mienne.
— On ne peut rien voir avec ta tenue, même ton visage est en permanence masqué. Je croyais pourtant que nous étions restés amis. Et des amis, c'est fait entre autres choses, pour partager ce que tu appelles des zones d'ombres.
Sans un mot, Nana ôta son casque, puis le masque blanc. Sean se rappelait ce visage, cette odeur humaine et pourtant légèrement caoutchouteuse, cette peau de latex au granulé si réaliste, mais sous laquelle ne palpitait aucune artère et cette saveur d'ozone mêlée au parfum d'huile évoquant moins des essences exotiques que celle de machine de précision. Ce visage, Sean le reconnaissait, avec un petit pincement au coeur. C'était comme une reproduction vieillie ayant figé un moment passé pour les souvenirs des temps à venir. Sa géométrie n'avait pas changé comme il est fréquent chez les humains, où les bajoues se creusent, le menton s'alourdit, les lèvres s'entourent de sillons, les yeux de ridules alors que les rides viennent se parcheminer sur un front sec et dégarni et que le nez s'enfle dans une dernière poussée de croissance ou au contraire se pince, retenant déjà les derniers souffles. Les traits de Nana n'avaient pas changé. Elle avait toujours le même minois de poupée. Mais d'une si vieille poupée dont la peau racornie s'était craquelée. Les paupières s'étaient désolidarisées de l'orbite et les commissures des lèvres étaient déchirées. Et quand la combinaison laissa voir le reste du corps qui fut autrefois voluptueux, c'était pour dévoiler des déchirures aux pliures des membres montrant pour la première fois à Sean que cette femme était vraiment synthétique.
L'humain réalisa que le mimétisme des gynoïdes était la cause de cette déchéance qui pouvait être simplement évitée en changeant d'enveloppe. À sa manière, Nana voulait se montrer marquée par l'expérience du vécu. Sous cette respiration artificielle, un souffle de vie voulait signaler sa flamme. Et l'âme, tapie dans cet enchevêtrement de mécanismes artificiels, portait les stigmates de nombreuses peines accumulées en silence sur l'autel de la sagesse, sans plaintes, sans pleurs, sans oublis et sans espoir de cicatrisation.
— Je pense que tu avais raison : tes vêtements sont déjà secs. Moi, je rentre me mettre sous une couverture. J'ai froid.
Nana referma sa combinaison et se masqua, mais sans revêtir le casque qu'elle laissa dans le sas quand elle rentra dans la seconde partie de la tente. Sans un mot, elle s'assit à côté de Sean emmitouflé dans un plaid accueillant. Elle avait éteint les deux veilleuses, sachant que l'homme le lui aurait demandé. Tout Hôdon, organique ou synthétique, veillait à ne pas gaspiller l'énergie. Sa vision infrarouge lui permettait d'y voir clair. Et seul son visage blafard apparaissait dans l'obscurité quand la foudre dessinait des ombres chinoises. Les crépitements de la pluie empêchaient de parler sans hausser la voix, aussi tous deux communiaient en silence avec les mêmes souvenirs.
Enfin, au bout d'une paire d'heures, la pluie cessa. Le caniveau qui entourait l'abri, et continuait le long des plantations qui suivaient l'allée, charriait une boue rougeâtre et tumultueuse. Nana sortit la première, sans remettre le casque puisqu'il n'y avait pas de risque de vent ensablé juste après l'averse. Une brise légère caressait les cheveux noirs qui n'avaient pas changé ; si quelques un avaient pu tomber, aucun par contre n'avait blanchi. Sean sortit pieds nus, car le sol détrempé aurait aspiré les légères sandalettes de Hôdon.
— Que regardes-tu, Nana ?
— Le coucher de soleil.
L'homme s'était attendu à une réponse dans le style : « je regarde pour voir si les jeunes nous rattrapent ».
— Regarde, n'est-ce pas beau ?
Elle n'attendait pas de réponse.
Le soleil s'était dégagé en dessous des lourds nuages et fondait dans l'horizon tout en se déformant et en éclaboussant d'ocre l'occident. Sous les tropiques, les fastes du crépuscule durent peu de temps. La dernière tache orange hésita encore un peu avant de céder sa place à la nuit.
— On continue, Sean ?
— Oui, à l'est le ciel est étoilé et je peux compter sur ta vue pour me prévenir de tout danger.
— Mais nous ne risquons rien, ici. Tu me taquines, n'est-ce pas ?
— Bien sûr ma vieille ! De toute manière, nous avons les veilleuses qui nous guident et s'éclairent à notre approche, envoyant en même temps un signal de notre position. Qu'aurions-nous à craindre ?
— Ma vieille ! Comment dois-je interpréter cette expression ?
— Comme une vieille amie.
— Mais encore... Quoique je me sente flattée, suis-je une amie de longue date, ou une amie flétrie ?
— Pourquoi flétrie ? Si tu parles de ton aspect, tu sais bien qu'il ne tient qu'à toi de changer. Tu es ma plus vieille amitié. Mais, je ne pense pas que cette amitié soit flétrie. Je sais, nous nous sommes éloignés l'un de l'autre, prétextant nos responsabilités respectives. Pour être plus précis, je dirais que c'est toi qui te rendais inaccessible. Merci pour cette délicate discrétion au moment où Cheng rentrait dans ma vie. Tu t'es effacée, mais après tu as continué à me fuir. La preuve, tu sais ce que nous cherchons sur Chica et pourtant sans l'intervention de Moka, je parie que tu te serais éclipsée. Je me trompe ?
Nana ne répondit pas. Et cela en soi était très rare. Puis, comme si elle voulait détourner l'attention vers un autre sujet, elle demanda à brûle-pourpoint.
— Pourquoi dit-on « au crépuscule de la vie » ? Est-ce que tous les crépuscules sont aussi beaux que celui que nous avons regardé ensemble ce soir ?
Le silence qui s'en suivit ne fut troublé que par le crissement des chaussures de Nana, Sean n'ayant toujours pas enfilé ses sandales. Sean contemplait souvent les étoiles bien plus brillantes que sur Terra. Nana aussi les regardait. Ils marchèrent ainsi sans échanger un mot jusqu'au deuxième relais.
— Pas fatigué ? demanda Nana.
— Ça va ! J'ai toujours été un bon marcheur et je ne suis pas encore un croulant. Mais je vais remettre mes chaussures, le sol n'est plus gluant. Il est même sableux et caillouteux jusqu'à Oasis3.
— Puis-je me permettre une question, Sean ?
— Bien sûr.
— Tu voulais ma présence sur le site exoarchéologique, par amitié ou par compétence.
— Premièrement, je ne voulais rien. C'est Moka qui en a eu l'initiative. Du moins, je le suppose. C'est la plus ancienne gynoïde de Hôdo après toi, elle nous connaît très bien. Ensuite, tu sais que tu es la meilleure scientifique gynoïde. Et enfin, sache que j'apprécie ta présence en soi et que Cheng t'aime bien aussi.
— Pourtant, j'ai été sa concurrente. Le sait-elle ?
— Oui.
Un long moment passa avant que Nana murmure comme un aveu : « j'aurais aimé être humaine. »
Le vent n'émettait plus la moindre musique, il se glissait entre les raquettes et les cierges des cactus sans faire frémir les épines en guise de feuillage. Sean soupira. En vain, il cherchait quelque mot aimable pour la gynoïde. Il pensait qu'il était idiot qu'elle veuille se transformer en femme organique. Une expression de son père lui revint à l'esprit : « choisir entre la boule verte et le cube rouge ». Et si on voulait une boule rouge, que faire ? L'adolescent solitaire se remémorait les plaisirs qu'il partageait avec « son » amie. À cette époque, elle était comme une adolescente, du même âge mental que lui. Maintenant, elle paraissait âgée, non physiquement, mais en maturité. Était-ce possible ?
Finalement, il lui demanda : « Nana, penses-tu vraiment ce que tu as dit ? »
Une petite voix lui répondit : « C'est une éventualité que j'avais envisagée. »
Il s'arrêta, saisit la gynoïde par l'épaule et la força à lui faire face.
— Enlève ton masque !
Nana le fit sans poser de question. Troublé comme par timidité, mais voulant en avoir le coeur net, Sean caressa les joues synthétiques. Elles étaient sèches, mais soudain une larme vint s'écraser sur l'index. Les homo syntheticus savaient mimer presque tous les sentiments humains. Nana écarta la main de Sean avec douceur. Ce dernier était ému, même en sachant que les gynoïdes pouvaient pleurer à volonté. Il savait que c'était un message. À force de côtoyer l'espèce humaine, elle savait choisir le plus adapté pour exprimer son chagrin. Embarrassé, il lui donna une tape sur l'épaule et lui lança sur un ton qui se voulait badin, mais dont une corde était brisée :
— Ne traînons pas ici, les jeunes nous rattraperaient trop tôt.
Il enchaîna : « Franchement, je pense que tu as tort de regretter de ne pas être une humaine. Toi, justement, tu n'es pas au crépuscule de ta vie. Peut-être en es-tu encore à l'aube et ignores-tu encore tout ce que tu peux découvrir. Chacune de nos espèces a ses atouts et ses désagréments. Je soupçonne que souvent l'un est indissociable de l'autre. Alors, comment ne récupérer que les avantages ? Notre mémoire est capable d'oublier, mais la vôtre est fiable. Parfois, c'est un handicap, parfois, c'est une bonne fortune.
Tu sais, Nana, je regrette de t'avoir peinée. Pourtant, tu t'en souviens sûrement, mon père disait toujours qu'il ne faut jamais regretter le passé. Il faut l'assumer, car on ne recommence jamais sa vie. Elle est unique, et donc il est impossible de comparer avec un autre choix. Il ne faut pas que le passé nous tire en arrière, mais bien au contraire nous éclaire sur nos futures décisions.
Je ne doute pas de mes choix, mais je dois à l'amie d'enfance que tu fus, plus d'explications, à défaut de plus de chaleur. Je t'ai reproché de m'avoir fui. Moi aussi, je t'ai fui. Et pour beaucoup de motifs. Au début, je crois que j'avais même un peu honte d'avoir été l'amant d'une gynoïde. Puis, j'ai voulu protéger cette chance inespérée d'avoir Cheng comme amie, comme complice, comme épouse. J'ai eu peur de perdre cette opportunité. Une opportunité qui ne tolérait aucun partage. Par la suite, quand les jours étaient parfois néfastes, je pensais bien à toi. Mais je ne pouvais accepter que tu ne sois là que lorsque les choses allaient mal pour moi. Fuir était alors une forme de respect. Je voulais que tu restes l'amie que j'avais connue, non un objet de substitution. C'eût été indigne, comme si je te rabaissais au niveau d'un robot. Et je ne voulais pas non plus que tu sois l'ange gardien. J'aurais peiné dans ce cas Moka qui est très attachée à notre clan. Et de toute manière, elle et toi, vous êtes plus que des gynoïdes pour moi. Vous êtes des amies. Je voulais que tu le saches. »
Nana se tut, le temps de s'assurer que Sean avait fini de parler.
— Merci, Sean, souffla-t-elle.
— Alors, si tu crois en notre amitié, fais-moi plaisir : change ta peau. C'est pratiquement un ordre, car tu es notre ambassadrice sur Terra. Tu représentes un peuple harmonieux, serein, mais aussi énergique. Et, si je puis me permettre, j'aimerais que tu gardes le même visage, avec ta chevelure noire et tes yeux émeraude. Les anges ne vieillissent pas. Et les humains aiment parfois — souvent — s'accrocher aux souvenirs, aux bons.
— Je m'en... souviendrai. Toujours.
— Dommage que tu te sois empressée de remettre ce masque pour cacher ta peine !
— Tu veux examiner mon visage, n'est-ce pas, pour voir la portée de tes confidences ? Mais il fait nuit de toute façon. Crois-moi, je suis en harmonie, sereine et... heureuse. Mais, même lorsque j'aurai changé de peau, je garderai mon masque dans les actes cérémonieux. Je crois que cette façon de me montrer joue un rôle très important en diplomatie. Bien sûr, entre amis... Je vais d'ailleurs donner à Magda la nouvelle peau que je m'étais préparée. Elle lui conviendra mieux qu'à moi et je ne désire plus effacer celle que je fus. Moka qui lui avait préparé une tenue plus apte à la vie sur Hôdo et Chica, en fera une autre pour moi.
— Ce n'est pas vrai ! Tu as déjà informé Moka de notre conversation ?
— Elle est votre ange, elle est ma « commandante », elle est notre amie. Quant à Magda, elle est l'âme soeur de Chica. Comme elle, c'est une infirmière et un secouriste.
La marche semblait plus légère aux deux pèlerins. Le firmament lui-même participait à la paix retrouvée. Diana et sa lune de glace brillaient de tout leur éclat sans le moindre voile nuageux dans toute la voûte céleste pour venir altérer l'éclairage blafard.
Cette partie de la route qui conduisait vers Oasis3, la Porte de Lumière, était fantasmagorique avec les ombres des cactus qui se dressaient tels des revenants en quête de repos. À l'aube, avant que l'Intirayo ne jette ses premiers rayons, cette même voie paraissait conduire vers quelque cité éteinte. En pleine journée, il valait mieux éviter les dards brûlants du soleil hôdon dans ce couloir dantesque que l'orage et les pluies diluviennes transformaient en décor de fin du monde.
Enfin, à l'horizon, une faible lueur indiquait la présence des sentinelles de la cité extrême-orientale.
L'homme et la gynoïde n'étaient plus loin.
— Le tychodrôme est déjà en place ? demanda Sean.
— Oui, Moka et Magda y sont déjà.
— Magda, Magda... C'est ainsi que vous appelez Soeur Magdalena ?
— Oui, c'est plus court et donc plus proche de nos propres noms.
— Bien, nous les rejoignons tout de suite.
— Surtout pas Sean ! Nous devons encore attendre les jeunes et le tychodrôme est à l'arrêt complet. Moka n'y exécute qu'un contrôle de routine et Magda découvre notre univers. Enfin, Arnold vous attend.
— Tu as raison, les habitants d'Oasis3 sont heureux de nous recevoir. Ils sont très isolés là-bas.
Ils s'avancèrent donc vers le cañon. Vu de l'espace, le site ressemblait à une gigantesque galette grise, brisée en deux parts égales, émergeant d'un océan brique rappelant les premiers sites d'atterrissage sur Mars. Il était vraisemblable que la fracture fut provoquée par un plissement de terrain et non par l'érosion d'une rivière traversant en plein milieu ce pavé de roche dure. Les deux demi-calottes étaient polies sur une étendue assez large pour offrir un bon terrain aux tychodrômes qui n'exigeaient pas une surface plane.
Sean pensait qu'il fallait être fou pour avoir établi une cité en cet endroit. Elle n'était éclairée que pendant les heures les plus brûlantes de la journée, et quand il pleuvait toute la crevasse devenait marécageuse, aussi toutes les constructions étaient sur pilotis. Par bonheur, la pente de la piste était douce, car, sinon parmi les désagréments d'Oasis3 il aurait fallu un système plus sophistiqué pour charger et décharger les navettes, ce qui impliquait aussi plus d'énergie. Quoique, sur ce dernier point, la Porte de Lumière n'avait vraiment rien à envier aux autres villages de Hôdo, car c'était une véritable ville à énergie solaire. Tout centimètre de roche qui ne servait pas à l'astroport était recouvert de capteurs d'énergie solaire. Porte de Lumière ! C'était bien trouvé comme nom. Mais, franchement, on avait parfois l'impression d'être aux portes de l'enfer !
Le cadet des Porte fut arraché soudainement de ses pensées par Nana.
— Sean, connais-tu le « Crépuscule des dieux » ?
— Non, répondit-il, très surpris par l'incongruité de la demande.
— C'est une oeuvre musicale de Richard Wagner. J'apprécie particulièrement l'interprétation de Yuichiro Suzuki et Kyoko Yamaguchi.
— Pourquoi cette soudaine question ?
— Je ne sais pas. Une idée comme ça.
Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt

2012-03-24

Extrait Homo sapiens syntheticus


Extrait du volume II de Hôdo, la légende, « Homo sapiens syntheticus » publié chez Édilivre, dans la collection Coup de coeur (ISBN 9782812189562)

Chapitre 32. L'acte suprême

Seul le rabbin de la ville daigna accepter l'invitation de Ghazâl. Son Éminence comprit, hélas, que la paix ne s'acquérait pas facilement lorsque le vieux Juif lui expliqua pourquoi il était l'unique représentant.
— Le nonce est retenu prisonnier par les forces rebelles. Je suis envoyé pour vous conduire à leur chef. Il veut s'entretenir personnellement avec Son Éminence Ghazâl et vous autorise à l'accompagner. Il ne répond pas des conséquences que votre refus entraînerait sur l'otage.
— Nous n'avons pas le choix, répondit Nic.
— Je crains qu'il ne s'agisse d'un piège ! Soyez prudents, ajouta le chef spirituel. Les rebelles tueront probablement le nonce, comme ils l'ont déjà fait avec le mullah.
— Ils l'ont assassiné ! s'indignèrent les Hôdons.
— Pour l'exemple. Je crois que les bourreaux en avaient décidé autrement. En effet, lorsque les rebelles m'ont invité à rendre visite au prisonnier pour vous rapporter qu'il était vivant, celui-ci m'a fait comprendre que c'était grâce au mullah. Je n'en sais pas plus. Nous avons à peine eu le temps d'échanger quelques mots. On m'a obligé de sortir lorsqu'il m'a chuchoté qu'il préfèrerait mourir plutôt que trahir même, il insista, hors sacrement de confession. Je vous dis cela, tel quel, car j'ai senti qu'il y tenait à vous communiquer un message confidentiel.
Nic comprit. Le nonce devait connaître le secret des androïdes.
— J'irai ! annonça simplement Ghazâl.
— C'est bien ce que je disais, nous n'avons pas le choix, fit le commandant en haussant les épaules.
Son « nous » concernait évidemment toute la petite équipe qui le suivait depuis le début de leurs péripéties sur Terre. Il était inutile de demander qui viendrait, tout autant que de conseiller de ne pas se joindre à l'équipée
Le rabbin les conduisit devant l'un des innombrables bunkers désaffectés qui ceignaient la Ville de la Paix. Il prit l'allinone et annonça son arrivée. La porte blindée s'ouvrit. Personne ne les attendait derrière. Des boyaux souterrains reliaient les différents postes de protections urbaines et conduisaient à diverses salles qui pouvaient servir d'abri en cas de siège. C'était là que s'était établi le haut commandement révolutionnaire.
— Je présume qu'il faut suivre les couloirs éclairés, proposa Petit Cheval Blanc.
— Cela ressemble plutôt à un piège à rats, constata Nic qui conduisait la troupe en suivant les rails de lumière. J'espère, Tanaka, que votre commando arrivera à temps comme la cavalerie.
— Oh ! Non ! Pas à cheval, héliporté ! En tout cas, il sait au moins où nous sommes rentrés : c'est l'avantage d'avoir une balise diplomatique !
— De toute manière, Rûdâba et le Ninja protègent nos arrières et seront là pour les guider.
À la queue leu leu, les émissaires suivaient Nic. Suga et les trois gynoïdes fermaient la marche.
— Chut ! fit Moka. Je perçois des signes de vie.
— Double source, renchérit Chica. Phonique à notre droite, derrière cette porte entrebâillée : un râle. Radio derrière celle qui est fermée devant vous. Ne bougez pas !

Elle écoutait en silence. Nic connaissait trop les gynoïdes pour ne pas remarquer à leurs attitudes qu'elles dialoguaient entre elles.
Lentement, Ghazâl et Moka rebroussaient chemin et se positionnèrent de chaque côté de la dernière porte que le groupe avait franchie. Le commandant avait compris, elles voulaient empêcher sa fermeture. Ils étaient maintenant en plein dans le piège et elles voulaient assurer une issue de secours.
Soudain, le rabbin perçut à son tour le râle qu'avait entendu Chica, et s'écria :
— C'est le nonce ! C'était là que je l'avais vu, il faut que j'y aille, il n'est pas mort et il souffre peut-être. Nous ne pouvons pas le laisser là.
Il se précipita dans le cachot entr'ouvert avant que Nic ait pu crier désespérément « Non ! »
Trop tard.
— Docteur Suga ! Vite ! La bombe, dans la cellule, apportez-la-moi ! Je m'occupe de celle-ci, cria presque Chica en pointant du doigt un coin du cachot.
Nic devina que les gynoïdes avaient découvert l'emplacement d'engins de mort qui devaient souffler les émissaires de la paix. Mais pourquoi demander à Suga de ramener la bombe qui se trouvait dans le cachot où gisait le nonce ? Il était plus rapide et agile que le Japonais. Mais déjà, le vieux savant s'était précipité dans la pièce, car, en retrait du groupe, de son point de vue, il avait aperçu la petite lumière verte qui indiquait que le chargeur venait de s'armer.
Chica arracha la fausse lampe qui cachait le second explosif. Elle n'eut pas le temps d'attendre Suga : un humain courait plus vite qu'elle. Elle se précipita vers la porte qui menait à l'extérieur et que ses sœurs gynoïdes maintenaient ouverte grâce à leur poids.
Mais le vieux savant japonais réalisa qu'il n'aurait pas le temps de donner la bombe à Chica. Il la jeta dans le coin de la geôle, derrière la porte blindée, puis aida le rabbin à traîner le nonce hors de sa cellule.
Bansaï ! Katsutoshi aurait été fier d'elle. La gynoïde cria sur tous ses émetteurs, vocal, radio et infra rouge. Était-ce un cri que Chica lança au Ciel, à l'univers entier, pour se donner du cœur ou pour signer son acte, l'acte sublime de donner sa vie pour que d'autres vivent ?
Sa course était lente, comme dans ces films du genre catastrophe qu'elle visionnait pour perfectionner son métier de pompier et de secouriste. Elle avait remarqué cet artifice qui consistait à ralentir le mouvement du héros qui luttait contre le temps ou la mort. La mort. Elle s'y précipitait, pesamment car sa lourde structure ne lui offrait pas l'agilité des humains. Sa lourde structure offrait néanmoins un bouclier efficace. Elle serrait la bombe contre sa poitrine. Ce serait l'effacement de tout ce qu'elle avait été. Pas le temps de se déconcentrer pour tenter l'ultime sauvegarde de sa personnalité, chaque seconde comptait. Elle devait s'éloigner le plus possible de ses amis, hôdons ou terriens, humains ou androïdes.
Les deux ecclésiastiques étaient hors de la pièce piégée et Petit Cheval Blanc tira le nonce à reculons vers Nic qui lui intima de s'allonger.
Suga voulut s'assurer que l'explosif était bien placé pour limiter le souffle.
La détonation frappait les senseurs de Chica en de si nombreux endroits simultanément qu'elle n'aurait pu dire de quoi elle souffrait. D'ailleurs, à quoi bon ? Déjà, des pans entiers de sa mémoire s'éteignaient, déjà elle ne touchait plus le monde qui l'entourait. Un torii surgit devant elle, l'âme de Katsutoshi lui lançait un dernier adieu. Non ! Elle avait mal vu dans la pénombre crépusculaire, il s'agissait d'une porte d'un antique temple égyptien comme elle avait vu à Héliopolis. Sa vue brouillée l'induisait en erreur, c'était en fait deux obélisques. Adela, sa mère, ne serait plus à ses côtés. Où avait-elle vu ces deux monolithes ? Il n'y en avait qu'un. C'était un parallélépipède étrangement étincelant dans la nuit, dressé telle une colonne. Un dernier rai de lumière qui s'éloignait au fur et à mesure qu'elle s'en approchait. Le dernier bit s'éteignit.
Nic se releva à quatre pattes, les humains paressaient indemnes. Il avança comme boxeur groggy vers les décombres de l'explosion croisant Moka et Ghazâl qui se relevaient à leur tour. Au bout du couloir, vers l'issue arrachée par le souffle, sous un rayon de lumière lunaire, il s'agenouilla et prit délicatement la tête de Chica.
— Elle est… avec une infinie précaution, il cherchait ses mots. Elle s'est définitivement éteinte ? demanda-t-il à Moka qui l'avait rejoint.
— Oui ! Définitivement. Elle n'a pas pu se sauvegarder.
Le commandant constata des larmes, sur les joues de la gynoïde. C'était la première fois qu'il en voyait. Jamais auparavant, la femme n'avait su se servir de cet artifice. Sa gorge s'étrangla d'émotion et le vieux commandant, celui qui pilota le célèbre Livingstone, se violenta pour ne pas se laisser emporter par le chagrin. Une violente rage l'envahit, et dans son for intérieur il cria : « Plaise à Dieu, si celui-là existe, de prendre cet être dans son prétendu paradis ! »
Le Ninja et Rûdâba pénétrèrent dans les boyaux avec quelques commandos yakusa. Les autres avaient pris en revers les rebelles.
À la vue de leur commandant, ils comprirent que l'heure n'était pas aux congratulations. Péniblement, Nic se releva, tituba pour rejoindre Tanaka accroupi à côté de Suga.
— Et lui ? demanda Nic au Japonais.
— La bombe a explosé quand il refermait la porte de la prison. Sa famille réclamera son corps. Je crois qu'elle serait honorée si vous acceptiez un peu de ses cendres sur Hôdo, et si une part pouvait être vénérée ici.
Nic se tourna vers Moka.
— Quant à nous, dit-il, nous ramenons les restes de Chica sur sa planète. Allons, nous n'avons plus rien à faire ici, je crois, il est temps que nous retournions sur Hôdo.
La paix coûtait décidément trop cher sur cette planète.
Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt

2012-03-17

Extrait Les pionniers de Hôdo

 
Extrait du volume I de Hôdo, la légende, « Les pionniers de Hôdo » publiée chez Édilivre , dans la collection Coup de coeur (ISBN 9782812189548)

Chapitre 1. Le voyage des mille idées.

Extrait de la grande encyclopédie du Réseau.
Sea-morgh'N
Prononcé sîmorg-nn (スィーモーッゴ N). L'étymologie est incertaine. Certains prétendent qu'il s'agit de deux mots de langues nordiques : sea morgen, matin – mer, une allusion à l'albatros. D'autres prétendent qu'il s'agit du sîmorgh, oiseau fabuleux persan, qui transportait les héros comme la célèbre Rûdâba.
Les Sea-morgh'N sont des convois spatiaux composés d'astrolabs, d'un ou de plusieurs milanautes et d'une flottille de tychodrômes. [...]
Astrolab
Contraction de « Laboratoire astronautique ».
Ce sont de grands tubes de transports d'astronautes, de voyageurs et de matériel. […]
Milanaute
Initialement, vaisseau de guerre dont l'emblème est le milan. [...]
Tychodrôme
L'allusion à Tycho Brahe, astronome danois, est sûrement accidentelle. Il s'agirait plutôt d'une déformation de tichodrome, oiseau qui vit sur les rochers des hautes mers en allusion avec le fait que cette navette s'accroche aux flancs des Sea-morgh'N. C'est le seul véhicule qui relie le sol et les engins spatiaux, d'où la présence du mot drome, terme issu de la marine pour désigner les embarcations servant à assurer les communications du bâtiment avec la terre. […]

Le Livingstone était le plus extraordinaire de tous les vaisseaux spatiaux. C'était le plus gros des Sea-morgh'N, il pouvait abriter un équipage de mille vingt-quatre membres. Mais surtout, c'était le plus sophistiqué, chargé de prototypes à peine expérimentés, pour un objectif des plus ambitieux : tenter pour la première fois un voyage interstellaire avec l'espoir de coloniser un nouveau monde.
Il fallait sauver la Terre, où les problèmes de toute nature, écologiques ou sociaux, n'allaient qu'en empirant. Et le dernier espoir auquel s'accrochaient les Terriens était ailleurs, dans l'Espace… Ailleurs, une solution bien rodée pour rassurer les peuples toujours mécontents depuis que le monde existe.
Pourtant, ce gigantesque vaisseau de quelque quatre cents mètres de diamètre sur deux cents de hauteur avait été conçu pendant la Terreur. La Terreur, nom qui désignait la dernière guerre mondiale. Une guerre pas comme les autres, car il n'y avait pas d'ennemis face à face. L'ennemi était partout. Une multitude de factions terroristes et antiterroristes s'étaient développées au cours du dernier siècle. Elles frappaient aveuglément, n'importe où, sans respecter le mélange de populations. Les moins terroristes se vantaient d'épurer la société et de bien choisir leurs cibles. Quant à ceux qui se limitaient aux seuls dégâts matériels ou même aux actions antigouvernementales, ils étaient considérés comme des enfants de chœur, des réactionnaires nostalgiques d'un temps passé prétendument loyal.
D'ailleurs, quel gouvernement devait être basculé ? Quel territoire devait être refaçonné ? Il ne se passait pas une semaine sans qu'une frontière ne se modifie. Il n'était plus possible de publier le moindre atlas valable plus d'un an. Même, les États-Unis d'Amérique du Nord avaient fini par se briser en trois blocs et avaient perdu les états insulaires et aujourd'hui « USA » était le sigle de la Unión Sur Americana, ce qui provoquait parfois certaines confusions. Il existait, plus que par le passé, une grande variété de formes de pouvoir : monarchies héréditaires, consortiums, élus du peuple, grands initiés de toutes sortes de croyances et diverses mafias. Mais il n'y avait que deux sortes « civilisées et normalisées » de gouvernements : des démocraties qui tournaient de plus en plus à l'anarchie « dépolicée », amorale, « groupusculaire » et des républiques qui donnaient volontiers dans les dictatures militarisées ou intégristes. Il n'existait plus, depuis longtemps, que huit Unions, mais chacune d'entre elles était morcelée en centaines de petites régions, anciens territoires nationaux ou nouvelles associations. Les grandes puissances des siècles antérieurs avaient fondu comme la banquise en été. La médicracie — d'étymologie incertaine : média ou médio – cracie — n'avait réussi qu'à créer une paix factice. Jusqu'au jour où, les unes après les autres, toutes les frustrations, toutes les haines resurgirent plus vigoureuses que jamais. Qui avait dit : « l'Histoire ne se répète jamais » ? L'Histoire ressemblait pourtant à une rage de dents bien douloureuse entre deux prises d'antalgiques. Et pendant que la souffrance s'atténuait, que le mal était occulté, la racine continuait à pourrir.
C'était dans ce chaos que naquit le dernier des Sea-morgh'N, le Livingstone.
Les quelque mille âmes qui vivraient à bord de cet énorme transporteur formeraient un équipage des plus hétérogènes. La Compagnie Internationale de l'Exploration Spatiale, la CIES, s'était vue contrainte de choisir un et un seul membre de diverses organisations statistiquement représentatives de la planète. Il fut décidé que la moitié des représentants appartiendraient aux groupes les plus puissants, le reste, aux minorités les moins hostiles.
En fait, le commandant du Livingstone savait que les critères étaient plus complexes. Il fallait souvent choisir en fonction des chantages et des menaces de sabotage. C'était aussi dans d'autres cas, l'occasion d'évincer les gêneurs ; c'était bien le cas de Lucien Nicolas Porte. Loyal officier de l'Union Européenne, il appartenait à l'une des communautés de l'Association des Petits Territoires d'Europe, le Brabant wallon, siège de nombreuses administrations cosmopolites, comme la CIES. Mais, ce maître astronaute s'était lié de sympathie à la « Nouvelle Internationale Communiste» en Russie Occidentale, où il se rendait fréquemment, trop fréquemment. Déjà, tous ses collègues le surnommaient Nic, allusion claire et inadmissible dans un univers où le socialisme n'était guère plus prôné que par divers mouvements exotiques, souvent fanatiques et parfois même armés. Sinon, pourquoi l'avoir choisi, lui, à la tête de cette plus fameuse expédition de l'Humanité ?
C'était son premier commandement à bord d'un Sea-morgh'N de passagers. Jusqu'à ce jour, ses supérieurs l'avaient toujours écarté de toute responsabilité. Son grade d'officier acquis à l'école de la CIES était plus un titre honorifique pour ses compétences en astronautique qu'une qualification pour lui concéder le moindre droit de décision. Nic était peu bavard, et toute émotivité était, autant que possible, cachée sous une chape épaisse de rationalité. Son esprit de synthèse — ou son intuition ? — le handicapait fréquemment, ses clairvoyances difficilement analysables, empreintes de doutes et de scepticisme, en avaient fait un Cassandre prêchant dans un monde cartésien. Il en avait pris son parti depuis longtemps.
Un tiers des membres du Sea-morgh'N étaient des couples. Bien entendu, chaque conjoint devait militer dans des organismes distincts. La femme du commandant présidait à la Ligue de Droits des Travailleurs Domestiques, association inoffensive, sauf par ses idées perturbatrices. Ce mouvement était d'ailleurs interdit. Il fallait bien que les gouvernements puissent feindre leur puissance par quelques lois prohibitives. Comme il était impossible de juguler les divers puissants syndicats et les groupes armés, il ne restait qu'à s'en prendre aux moins offensifs, quitte à les dépeindre comme de dangereux agitateurs.
Pour les responsables de la CIES, les contraintes de recrutement représentaient un véritable casse-tête, mais toutes les conditions étaient réunies pour désigner Lucien Porte à la tête de l'expédition. Il avait presque carte blanche pour « régler les petits différends de managements », et, gracieusement, on lui avait accordé quarante-huit heures pour mettre en place son état-major et une semaine pour que tout l'équipage soit « rangé » à bord, comme s'il s'agissait de bétail. En fait, les responsables de la Terre s'en lavaient les mains. Eux, ils avaient accompli leur travail : offrir de quoi rêver aux populations, et tenir en haleine tous ces impatients d'un monde à venir, meilleur que l'actuel.
À zéro heure U.T.C., du jour j-9, le commandant était à bord du vaisseau avec quinze autres astronautes. Normalement, il était prévu qu'il monte avec son encadrement supérieur et son clan, implicitement sous-entendu celui de cohabitation terrestre. Mais Nic n'avait pas emmené la totalité de son clan composé principalement d'orphelins qu'il avait adoptés. Deux d'entre eux préféraient rester pour l'instant sur Terre, et son fils cadet ne le rejoindrait que le dernier jour, avant le départ. Stella et William l'avaient accompagné dans ce premier transfert, ainsi que son épouse. Quant à son fils aîné qui était parti un an plus tôt, il avait la satisfaction de savoir qu'il faisait partie de l'aventure et qu'il appartenait à l'équipée du Livingstone. Les cinq autres premiers arrivants à bord avaient été « proposés » pour son équipe de commandement.
Il était urgent de réunir tous les officiers supérieurs dès le début officiel de la mission. Certes, le commandant connaissait déjà tous ses collaborateurs. Certains, comme les deux ingénieurs principaux du Sea-morgh'N, étaient presque toujours à bord, suivant de près l'assemblage du Livingstone, pour ainsi dire depuis sa naissance. D'autres, comme le « coco » – abréviation de co-commandant – et l'équipage de timonerie, étaient de vieilles connaissances. Mais il restait quelques membres qu'il n'avait jamais pu voir en chair et en os.
Trois inconnus lui avaient été imposés. Ils les avaient convoqués dans son bureau.
Nic ne regardait plus l'écran mural où étaient affichées toutes les informations professionnelles, sociales, politiques, médicales et psychiques le concernant. Normalement, seuls lui et l'administrateur de bases de données pouvaient consulter les fiches du personnel, mais il avait décidé que ses futurs proches officiers y auraient aussi accès. Derrière lui, des yeux fixaient le moniteur avec attention. Finalement, Lucien rompit le silence.
— J'ai joué carte sur table avec vous, prononça-t-il sans se retourner. Vous savez qui je suis, du moins, officiellement. À vous maintenant ! Qui se décide ?
— Moi, lui répondit un Japonais aux cheveux courts et drus.
Katsutoshi Tomonaga était un « samouraï » au service du Yakusa, une de ces organisations puissantes et incontournables qui avait délégué ce champion de kendo et d'aïkibudo comme chef de la sécurité à bord du Sea-morgh'N. Grâce à sa présence à ce poste, la moitié du matériel électronique du Livingstone fut gracieusement offert par ses commanditaires. Un refus de la CIES eût conduit à un embargo de la part du pouvoir nippon tel que jamais le vaisseau n'aurait pu exister, car le gouvernement-consortium du Yakusa était le généreux, mais susceptible mécène de l'expédition.
À part ses diverses ceintures noires, aucune indication ne fut affichée à l'écran. Pas même son appartenance à la puissante société nippone. Nic haussa les épaules : il fallait s'y attendre, les informations fournies par les différents organismes sur leur représentant étaient souvent vagues et incomplètes. Mais son flair le poussait à faire confiance à cet homme et il estimait qu'il ferait un bon officier de sécurité.
— Et maintenant, qui de ces dames désire dévoiler son identité ? fit le commandant en tendant la télé-souris, un objet archaïque encore utilisé pour donner prestance aux orateurs.
Ce fut la chef médecin qui commença. L'Égyptienne copte, membre de la secte d'Héliopolis, semblait toute désignée pour veiller à la santé des habitants de ce « Lego » volant. Lucien brûlait d'envie de lui demander si son nom était le sien ou un titre initiatique quelconque. En tout cas, il se voyait mal l'appeler Nefertiti, sans devoir retenir un sourire amusé. Malgré une chevelure aux mille et une tresses encadrant ce visage pharaonique, il décida que la familiarité des gens de l'espace siérait mieux que le protocole incertain d'une royale antiquité. « Toubib » ou « Adela » simplifierait les rapports qu'il ne pût classer par avance de chaleureux ou de distante courtoisie, tant le regard noir de la femme sombrait dans le mystère longuement entretenu par un fard rappelant les dernières lueurs du jour, l'heure où pointe Vénus.
Quant à la suivante, la très — trop — séduisante Diana, chef scientifique du Sea-morgh'N, il semblait logique qu'elle fût neuromiméticienne. « La Brésilienne doit s'y connaître en neurones mâles grillés… » pensa Nic, lors des présentations. Ses supérieurs lui avaient fait tant d'éloges sur ce brillant cerveau qu'il fut surpris de voir que le corps café au lait qui l'abritait n'en méritait pas moins. Mais ce qui frappait encore plus le commandant était le caractère exubérant et sympathique de ce personnage qui semblait dépouillé de tout complexe. Elle ne semblait jouer ni les fausses modesties ni les intouchables préciosités. Il était facile de deviner pourquoi on l'avait promue au rang de premier scientifique du Livingstone : « on » avait voulu l'éloigner de son poste sur Terre. Trop belle pour être honnêtement élue, trop intelligente pour rester soumise, trop intègre pour se compromettre. Pire, c'était une non-conventionnelle qui affichait son indépendance d'esprit en teignant ses longs cheveux noirs de nuances fluorescentes du carmin à l'outremer rappelant ainsi qu'elle était une fille élue du Vaudou. L'envie et la jalousie avaient dû tisser dans l'ombre leur toile d'intrigues. Mais l'aventure du Livingstone vint à point. Il fallait choisir des êtres hors du commun et c'était l'occasion de faire d'une pierre deux coups en se débarrassant des gêneurs. Il fallait une élite pour conquérir l'Espace, et celle-ci s'était recrutée parmi les têtes fortes et les hurluberlus de génie !
Ce fut enfin au tour de Jeanne. Elle n'aimait guère l'obligation de se présenter comme le lui avait imposé son mari. Mais, à la fin, elle fut rassurée quand elle vit que les seules spécificités que les Administrateurs de la Terre avaient consignées dans son dossier étaient qu'elle fut Québécoise francophone et qu'elle avait une prétendue relation avec les templiers. Jeanne découvrit ce jour-là que son nom, De Charnay, avait été lié à l'histoire obscure de cette chevalerie monastique. Pourquoi ce détail insignifiant ? Quel machiavélisme se cachait derrière cette information anodine qui avait de l'importance pour les pontes de la CIE ? Contrairement à son mari, elle se méfiait de ces gens-là. N'était-ce pas le seul organisme, de plus planétaire, qui avait survécu avec un pouvoir incontesté à l'émiettement de tous les organismes internationaux ? Elle avait l'impression que c'était dans ces sacro-saints bureaux que se tramait le destin de l'humanité. Et Lucien exécutait inconsciemment la tâche qui lui était assignée. Elle se sentait maintenant comme une pièce posée sur l'échiquier en début de partie, quelque part dans la rangée royale.
Il était logique que son mari ne sût quelle confiance accorder aux nouveaux cadres qui lui étaient imposés. Or, on ne pouvait être à la tête d'un millier de pionniers sans avoir une équipe sûre. Pourtant, il avait choisi de ne s'en remettre qu'à l'intuition lorsqu'il avait convié le Japonais et les deux nouvelles recrues à former le premier noyau de commandement. Si la confiance s'instaurait entre eux, chacun devrait jouer un rôle capital dès les prochaines heures.
Jeanne se demandait si la CIES n'avait pas prévu le comportement de Lucien. Il est vrai qu'elle-même connaissait les intentions de son mari. Il voulait réunir autour de lui les trois spécialistes de la communication, celle de la psyché, pour Adela, de l'intelligence, artificielle ou non, pour Diana et enfin, pour elle-même, celle de l'éther, du langage poétique au diplomatique, quels que soient le média, le transport, le protocole et le codage. Et comme par hasard, ces trois expertes se voyaient en plus auréolées de merveilleux comme quelques prêtresses magiciennes ! Cela correspondait bien à l'esprit machiavélique des concepteurs du Sea-morgh'N, maîtres absolus de l'espace et du réseau mondial dont ils géraient seuls les attributions des clés d'accès. Lucien avait beau prétendre, pour preuve d'honorabilité morale, que la CIES était née de la fusion de tous les fabricants de fusées et de satellites, entraînant dans leur sillage des pans entiers de la recherche scientifique de Kyoto à Berkeley en passant par l'Académie des Sciences de la Russie occidentale, le Centre Européen de la Recherche et bien d'autres organismes réputés, pour Jeanne, tout cela n'avait abouti qu'à la naissance d'un monstre tentaculaire contrôlant toute la pensée du monde.
Nic savait qu'il était estimé dans le milieu fermé des astronautes malgré ses convictions politiques, et Jeanne serait sa plus fidèle adjointe quant aux relations avec la Terre. Mais elle ne pouvait rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre, devant sa station prête à intercepter toute information anormale. Aussi, Diana était son second atout. Elle devait apprendre à l'ordinateur central à surveiller les intrusions et à n'obéir qu'à certaines personnes dignes de foi. Nic se méfiait entre autres du responsable des bases de données, un certain Ytzhak Agnon. À bord de l'astronef, il y avait trop de musulmans, dont des intégristes réputés dangereux, pour ne pas redouter quelques indiscrétions de cet Israélite de la branche révolutionnaire et dure de l'Organisation de Libération de Palestine. Les renseignements stockés dans l'ordinateur n'étaient guères élogieux. Ils présentaient l'informaticien comme un homme paranoïaque, au psychisme tortueux, voire pervers, aux yeux mêmes de ses paires. Comme Nic et bien d'autres mêlés au périple, ce volontaire désigné pour le Grand Voyage était un évincé. Pour ce genre de personnage nuisible, le commandant devait s'en remettre à la clairvoyance du médecin égyptien. Il ne croyait guère en ses prétendus pouvoirs parapsychiques, mais elle avait la réputation d'être une fine psychologue.
Quant à Katsutoshi, il fallait compter sur son étroite collaboration pour éviter toute indiscipline, tout règlement de compte entre antagonistes, pire, toute mutinerie. Un quart de l'équipage était gens d'armes. La plupart des membres avaient été recrutés dans les mouvements les plus armés. Intrigants, tueurs et kamikazes foisonnaient à bord. La moitié au moins des habitants de cet îlot de l'humanité croyaient avoir toutes les meilleures raisons de haïr quelqu'un d'autre parmi l'équipage, et de l'éliminer, quitte à faire sauter le Livingstone par la même occasion.
Tous les membres du voyage devaient être trilingues et maîtriser les deux langues véhiculaires des astronautes : l'anglais et l'espagnol. Pouvoir s'exprimer à l'abri des indiscrétions pouvait être un atout. Nic y avait songé. Peu nombreux étaient ceux qui parlaient le français, à bord du Sea-morgh'N, et, à l'exception de l'astrophysicien Tcherenkov, ils faisaient tous partie du milanaute maître. De plus, en dehors de Jeanne, seule Cheng-Yi Wu connaissait la langue japonaise.
Les présentations terminées, le petit groupe sortit des quartiers de Nic pour rejoindre les autres dans la salle des commandes. Lucien souriait en voyant évoluer ses quatre compagnons en apesanteur. C'était leur première sortie dans l'espace. Derrière lui, il remarqua que Stella, l'une des orphelines de son clan, les rejoignait. Elle avait attendu patiemment que le commandant eût terminé sa réunion pour quitter sa chambre. En raison de sa fonction d'ordonnance, elle logeait à côté du bureau de Nic. Or, les pièces d'habitations étaient toujours groupées par quatre. Sauf près des sas, trois chambres donnaient sur une pièce commune. Cette dernière servait de salle de travail adaptée au trio qui la partageait. Les fonctions variaient de l'atelier au cabinet médical en passant par l'échoppe, voire la chapelle. Stella comme William, son frère de clan, n'étaient pas non plus de vieux astronautes. Mais les autres avaient une sacrée réputation derrière eux.
Roxane Kharezmi, le pilote français, et Andy Florey, le navigateur australien, étaient sanglés à leur siège, face à leur pupitre, prêts pour une sortie d'orbite immédiate. Roxane avait un dossier bien rempli, car elle appartenait à presque toutes les organisations qui avaient un rapport avec la libération de la femme. Nic se demandait comment elle pouvait être efficace dans un tel déploiement d'activité. Pourtant, peut-être mue par une volonté farouche de fuir son milieu familial et social, elle était devenue l'une des meilleures pilotes. Andy était son contraire. Posé et calme, l'Australien était à l'image de la superpuissance qu'il représentait. La Communauté du Pacifique de toutes les îles de cet océan était devenue, sans tambour ni trompette, l'union la plus riche et la plus développée.
Les deux ingénieurs, la blonde Sissel Ende, spécialiste en survie, et le noir Gus Arrow, le « chef mécano », attendaient impatiemment de visiter le reste du Livingstone. Nic comprenait leur désir, mais il préféra qu'ils se contentent, pour l'instant, du milanaute maître afin qu'ils soient présents pour accueillir la seconde équipe, celle de Betty Brown. Seuls le pompier Condor Quispe et Katsutoshi purent s'absenter pour commencer à examiner une dernière fois le vaisseau avant l'arrivée du reste de l'équipage et des passagers. Il fallait tout d'abord s'assurer qu'une bombe n'était pas cachée avant et pendant le chargement, dans les entrailles du Sea-morgh'N. Les autres pouvaient vaquer à leurs affaires puisqu'ils ne quittaient pas le milanaute maître. Alicia Ramon et Prosper Jibahu préparaient le dispensaire avec Adela, et Diana s'était retirée dans ses quartiers avec Cheng et Frans Cormaek. À première vue, les quinze officiers de Nic semblaient former un groupe cohérent, encore qu'il craignît quelque difficulté entre Stella et Frans. Ils étaient tous deux Sud-Africains, et leurs aïeuls s'étaient entre-tués. Mais ni l'une ni l'autre ne paraissaient possédés par le démon de la revanche.
Par contre, c'était la première fois que Gus et Betty se trouvèrent à l'intérieur d'un même vaisseau. L'ingénieur venait du Bronx, où il militait activement contre le pouvoir métis jusqu'à la première scission, et Betty était originaire du Colorado, un État « ennemi ». Pourtant, la femme ne se souciait guère des problèmes raciaux et n'avait aucun ressentiment envers les Noirs, sinon elle n'aurait pas choisi comme premier officier scientifique, un Tutsi-Congolais. Elle aussi se trouvait à bord du Livingstone plus pour d'obscures raisons politiques que pour ses qualités incontestables.
BB, comme on la surnommait, postulait au secrétariat général du plus puissant syndicat du monde : la Confédération Internationale du Transport. Déjà, avant la Terreur, les grèves des transporteurs pouvaient ébranler suffisamment un gouvernement pour en provoquer la chute. Depuis, les petites organisations nationales s'étaient rassemblées et pouvaient non seulement immobiliser un pays, mais aussi provoquer des embargos incontournables. L'asphyxie d'un État pouvait, dès lors, provenir de l'intérieur comme de l'extérieur.
Betty était connue de tous les « transporteurs de l'espace ». Mais ceux qui connaissaient mieux cette diablesse savaient qu'elle méritait le poste qui lui était attribué. Nic fut satisfait de savoir qu'elle était son alter ego, son « coco ». Un milanaute était toujours composé de deux équipes d'astronautes, chacune ayant à charge douze heures de travail. Chaque groupe devait pouvoir être autonome.
Lorsque le Sea-morgh'N était conduit par plusieurs milanautes, l'un d'eux était le maître, et ses deux capitaines devenaient les commandants de l'ensemble du vaisseau. Cette situation amusait les habitants de l'espace qui raillaient les rampants : « Chez nous, pas de problème d'alternance politique ! Il suffit de se lever à la bonne heure ! »
— Approche du tychodrôme 2. Procédure d'arrimage.
La voix de Roxane arracha Nic de sa méditation. Il fixa un coup d'œil à l'horloge et ébaucha une moue approbatrice. Trois heures pile, la deuxième navette était ponctuelle.
Quelques instants après, BB apparut par le sas. Quel que fût le motif qui eut pesé dans la balance pour qu'elle se retrouvât à bord du Livingstone, elle fut radieuse, et son accolade chaleureuse avec Nic en disait long. Puis, reprenant une attitude plus sereine, elle accorda aux autres le salut des astronautes qui n’était ni plus ni moins l'ancien signe des scouts : d'une part l'index, le majeur et l'annulaire tendus et serrés l'un contre l'autre, et d'autre part, le pouce replié sur l'auriculaire. On prétend que ce geste avait une signification symbolique, mais pour les gens de l'espace, il s'agissait de marquer une différence par rapport aux militaires. Tout en ayant la même discipline de groupe, ils rappelaient ainsi qu'ils étaient des routiers, des pionniers ou des éclaireurs.
Betty avait choisi la permanence nocturne pour son tour de commandement. Normalement, c'était elle qui devait être en poste jusqu'à six heures. Voyant la fatigue se dessiner dans le regard de son chef, elle lui proposa de prendre le relais jusqu'à midi afin qu'il puisse un peu récupérer. Elle vainquit la réticence de Nic, en argumentant que la première journée était exclusivement réservée à l'installation des astronautes, et qu'il valait mieux garder ses énergies pour l'arrivée des colons, civils ou militaires.
Dans la matinée du troisième jour, chaque milanaute, ainsi que le module spécial d'observation et de détente, le H6, était au complet. La grande salle du Sea-morgh'N y fut inaugurée pour ce premier petit déjeuner en commun. Sur l'estrade amovible, Nic présenta à ses côtés l'état-major du vaisseau aux deux cents et quelques astronautes. Aucun discours, si ce n'était le toast levé en se souhaitant mutuellement « bonne route ! ». Les hommes n'avaient guère le temps de festoyer. Il fallait accueillir le reste des voyageurs, des « rampants » cette fois-ci, et régler les maints détails qui les attendaient avant le grand départ.
Lucien Porte se rendit compte soudain que sa vie basculait. Étranger parmi des étrangers, il était devenu un Membre de la Communauté. Une communauté étrange, cloîtrée dans le frêle Livingstone, où mille idées divergentes tendaient vers un seul objectif : créer un nouveau monde. Et il en était le guide.


Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt